- BENJAMIN (W.)
- BENJAMIN (W.)Penseur engagé sur plusieurs fronts et circulant volontiers de l’un à l’autre, Walter Benjamin doit son irrésistible fulgurance à la mobilité avec laquelle il se déplace. Ses sauts de tigre (la dialectique passe toujours chez lui par la voie excentrique) l’amènent à conjuguer l’héritage de la théologie et de la métaphysique du langage avec les exigences d’une politique subversive, promettant une mutation de l’art et de la culture. Son champ d’opération, l’entre-deux-guerres, n’est certes plus exactement le nôtre. Mais les méthodes qu’il expérimente (par exemple l’«extrapolation par les extrêmes») et la volonté de ne pas s’aveugler sur le cours catastrophique des choses, telle qu’elle se cristallise dans les thèses devenues fameuses sur la philosophie de l’histoire, n’ont pas fini de nous remuer. Peut-être commencent-elles seulement à nous parler.Les subversions de la dialectiqueSouvent classé parmi les penseurs de l’École de Francfort dont la revue, Zeitschrift für Sozialforschung («Revue de recherche sociale»), publia dans les années trente certains de ses essais, Walter Benjamin reste, dans l’Allemagne de Weimar un irréductible solitaire en marge de tout courant établi, ou, si l’on veut, un stratège opérant entre les lignes, non par modération mais au contraire par radicalisme. Parmi ses amis, il a compté, outre Theodor Wiesengrund Adorno, fondateur avec Max Horkheimer de la «théorie critique», des esprits aussi dissemblables que Gershom Scholem et Bertolt Brecht.Ses premiers écrits, où la tradition du romantisme, de Hamann à Schlegel, et celle du judaïsme convergent spontanément, se nouent autour de la relation entre l’esprit et le langage: il s’agit, par exemple, d’un commentaire de deux poèmes de Hölderlin daté de 1915-1916, et des essais brefs mais denses qui s’ensuivent: La Tâche du traducteur , La Philosophie de la violence ou Le Programme de la philosophie à venir . On peut considérer que les grandes études des années vingt dérivent de ce noyau initial, qu’elles enrichissent de nombreuses variations, dont, souvent, le statut de l’art est l’enjeu. Ainsi la dissertation de 1920: Le Concept de critique d’art chez les romantiques , le traité quasi initiatique Les Affinités électives de Goethe (1923) ou la thèse, L’Origine de la tragédie baroque , présentée en 1925 à l’université de Francfort, où elle fut refusée (! ) parce qu’elle chevauchait génialement plusieurs «disciplines». La relation entre esprit et langage s’articule notamment, dans ces divers écrits, autour de deux moments limites, la Révélation et la Tragédie, la première sous les auspices de la «nomination» biblique, la seconde sous ceux de l’«infantilisme» héroïque en mal d’une parole nouvelle, autre, différente. Dans sa thèse de Francfort, Benjamin introduit une tierce donnée, la technique de l’allégorie, injustement méprisée par l’esthétique classique issue de Goethe. Cette technique de l’allégorie, que Benjamin a le mérite d’avoir réhabilitée dans l’ordre de la théorie, se fonde sur l’intermittence entre l’image et l’idée, ou encore entre le signifiant et le signifié. Du même coup, elle sape la possibilité de l’expérience symbolique, ruine l’éclat esthétique dont celle-ci se nourrit, mais ouvre la porte à une sorte de turbulence dialectique.Benjamin évoluera de plus en plus vers une certaine forme de matérialisme historique, sans renier pour autant ses premières recherches. Dès lors, c’est la règle même de sa pensée que de se partager et de se construire entre les pôles antagonistes de la métaphysique du langage et de la politique marxiste. À partir de cette contradiction productive est mise au point une véritable méthode, à vrai dire expérimentée dès L’Origine de la tragédie baroque , celle de l’extrapolation par les extrêmes, qui désagrège la suffisance du système aussi bien que du discours au profit d’une dialectique subversive, dialectique «nue», écrit une fois Walter Benjamin, sans doute pour marquer son refus de la médiation hégélienne et de ses effets totalisants. Parallèlement, la forme privilégiée dans laquelle se glisse cette pensée extrêmement tendue n’est autre que le commentaire, forme respectueuse que Benjamin retourne comme un gant pour en faire surgir la pointe critique: «Je n’ai jamais pu développer mes recherches que dans un sens, si je puis dire, théologique, en conformité avec la doctrine talmudique des quarante-neuf niveaux de sens de chaque passage de la Torah. Or, d’après mon expérience, la platitude communiste la plus usée comporte davantage de sens hiérarchisés que les profondeurs de la pensée bourgeoise contemporaine, qui ne possède jamais que le sens de l’apologie.» Le commentaire devient ainsi le médium d’une construction où l’œuvre d’art, dépouillée des ambiguïtés mythiques qui la font être en soi, s’actualise, au terme d’une double opération d’anéantissement et de sauvetage qui la met littéralement à l’ordre du jour. Cette opération se pratique tant sur l’«héritage» culturel que sur des auteurs modernes comme Kafka, Kraus ou Proust.L’artiste comme producteurLes textes des années trente, aussi fragmentaires soient-ils (le grand montage projeté, Paris capitale du XIXe siècle , est resté à l’état d’ébauche), fournissent un apport décisif dans le domaine de la théorie matérialiste de l’art. Parmi eux se détache l’opuscule intitulé L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935-1936), flanqué de la Petite Histoire de la photographie et de Eduard Fuchs collectionneur et historien . Benjamin se situe aux antipodes du sociologisme ordinaire. Foncièrement hostile aux conceptions staliniennes de l’art reflet, il s’appuie sur les exemples de Brecht et de Tretiakov pour explorer les fondements et les possibilités d’un art opératoire. Ses analyses ne se déploient pas in abstracto : elles émanent d’une vue aiguë de la crise qui se développe depuis la fin du XIXe siècle (sensible dans l’esthétique d’un Baudelaire) et qui redouble dans une Europe à la croisée des chemins, menacée par le fascisme. Les effets de cette crise sont appréhendés jusque dans les structures intimes de l’œuvre d’art, dans les mutations profondes que lui font subir le règne de la marchandise, les rythmes industriels et les nouveaux appareillages. Au centre de ces réflexions, la notion d’aura, méthodiquement dégagée par Benjamin. De même que le poète Baudelaire perd son auréole dans les rues de Paris, dans la circulation qui le bouscule, de même l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, à l’heure de sa diffusion massive, perd son aura. Celle-ci est définie comme «l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il», une définition qui renvoie aux origines cultuelles de l’art et induit obligatoirement l’attitude contemplative. Benjamin prend appui sur les techniques de reproduction, cinéma et photographie, invite à liquider avec leur aide ce résidu cultuel pour enfin politiser l’art (contrairement au fascisme, qui fait jouer plus fort que jamais la vieille magie en esthétisant la politique). Cette politisation passe non seulement par un changement de contenu mais aussi par un changement de forme, non seulement par un changement de forme mais aussi par un changement de fonction. Et si, dès aujourd’hui, l’auteur peut et doit se manifester comme «producteur», c’est pour permettre aux producteurs, à terme, de se manifester comme auteurs (cf. L’Auteur comme producteur , 1934).À rebours du «progressisme»Cette théorie matérialiste de l’art implique donc l’entrée en scène de nouveaux agents culturels, dont Benjamin pouvait encore espérer l’irruption massive au début des années trente. Mais elle ne repose en rien sur une fétichisation des techniques de reproduction, comme si celles-ci promettaient automatiquement une évolution positive. Nulle conception n’est plus étrangère à Benjamin, et on soulignera ici qu’il n’y a pas solution de continuité entre sa théorie matérialiste de l’art et les Thèses sur la philosophie de l’histoire , qu’il a rédigées peu de temps avant son suicide en exil, à la frontière espagnole, en 1940. Ces thèses contiennent entre autres la formule aujourd’hui célèbre, partout citée, selon laquelle il n’est pas de document de culture qui ne soit en même temps document de barbarie. Elles invitent, contre tout historicisme, à prendre l’histoire à rebrousse-poil au lieu de se laisser porter par elle, ou de nager dans son «sens». Parce que, devant la catastrophe, Benjamin croise ici de nouveau la théologie et le marxisme au nom d’une conception exigeante du temps historique, il passe pour plus ésotérique que jamais. Brecht, pour sa part, qui n’a pas toujours fait preuve de compréhension particulière envers Benjamin, n’a voulu y voir que des vérités d’évidence, difficiles à faire admettre en raison de cette évidence même. «Benjamin, écrit-il dans son Journal de travail en août 1941, s’oppose à la conception de l’histoire comme déroulement linéaire, du progrès comme entreprise énergique menée à tête reposée, du travail comme source de moralité, de la classe ouvrière comme la protégée de la technique, etc. Il se moque de la phrase, si souvent entendue, qu’il puisse y avoir «encore en ce siècle» quelque chose comme le fascisme (comme s’il n’était pas le fruit de tous les siècles) – bref, le petit travail est clair, démêle bien les choses (en dépit des métaphores et des judaïsmes), et on pense avec effroi au faible nombre de ceux qui sont prêts ne serait-ce qu’à mal comprendre ce genre de réflexions.»
Encyclopédie Universelle. 2012.